Guigoz: ce nom évoque le célèbre lait pour bébé qui avait défrayé la chronique dans les années 70 en Afrique. En Valais, il sonne comme le nom d’une collection sulfureuse léguée en 1968, par testament, aux Musées cantonaux par Edouard Guigoz, un cousin éloigné du créateur du célèbre lait pour bébé.
Enquête en 3 épisodes sur l’origine illégale d’une collection d’importance européenne et la cécité volontaire des autorités valaisannes.
La collection Guigoz est d’une importance patrimoniale européenne. Voici le deuxième épisode de l’enquête.
Le mutisme de Marie-Claude Morand
Cette femme de poigne, qui a dirigé les Musées cantonaux pendant plus de 30 ans, n’a jamais caché qu’elle était opposée à la présence de cette collection dans les musées cantonaux. N’étant pas archéologue de formation, elle ne voyait pas l’intérêt de lui consacrer un espace si important dans le musée d’archéologie. Elle considérait que cette collection n’avait aucun intérêt ni artistique, ni scientifique. Cette collection n’était, selon elle, pas pertinente et pas digne d’intérêt du point de vue muséographique. Selon certains documents que nous nous sommes procurés, Marie-Claude Morand soutenait, il y a plusieurs années déjà, que « la collection Guigoz était entièrement constituée d’objets provenant de fouilles illégales, (…) Mme Morand soutenait également qu’un inventaire complet avait été réalisé ce qui était en contradiction avec la publication des Musées cantonaux de 1993 et que la collection comporte des faux, ce qui a été confirmé par l’archéologue cantonal».
Une valeur de 100 millions
Pourtant, de nombreux experts soutiennent que « les collections de verres antiques du musée archéologique de Sion constituent « l’ensemble le plus important de verres antiques exposé dans les musées suisses » (de Wolf, in Francesca de Ceballos, L’ensemble le plus important de verres antiques, Construire 1975, 3, p. 9). Ces collections comprennent notamment une collection de parures antiques (perles de verre, colliers et bracelets en perles de verre), une collection de récipients de soins (flacons à parfums et à cosmétiques, flacons à usage médicinal) et une collection de récipients de table (coupes, verres à boire, bols, bouteilles, assiettes, etc.)». Il suffit de se référer aux catalogues du Musée du Louvre et des ventes de Pierre Bergé pour constater que certaines pièces similaires à celles de cette collection se vendent de 2 000 à près de 100 000 francs sur le marché des antiquités. En multipliant avec le nombre de pièces, on obtient une estimation d’environ 100 millions pour l’ensemble de la collection.
François Vouilloz, juge au tribunal du district de Sion et spécialiste des verres moulés écrit par exemple, en décembre 2012 dans Rayonnement, la revue de la Société académique française Art, Science, Lettres, un article dans lequel il soutient que l’origine de la collection est mystérieuse et que la valeur financière de cette collection est extrêmement élevée: « A ce jour, l’origine des verres antiques de Sion n’a pas été établie. Plusieurs hypothèses apparaissent envisageables. Comme l’inventaire d’origine des diverses collections n’est pas accessible, tout comme l’acte de donation et le testament, l’ampleur de la richesse des collections du mécène ne peut actuellement pas être établie. Comme l’attestent notamment les catalogues des maisons d’enchères, chaque objet peut atteindre un prix de plusieurs milliers d’euros, voire de plusieurs dizaines de milliers d’euros, sur le marché des antiquités (Catalogues des ventes Pierre Bergé ; Alain Truong, Éloge de l’Art). Ainsi, outre leur grande valeur historique et leur non moins grand intérêt culturel, les riches collections du mécène constituent une immense valeur patrimoniale, eu égard aux milliers de pièces. De nombreux efforts sont encore nécessaires pour élucider le mystère des verres de Sion, ainsi que toutes les énigmes de ces collections. Eu égard à leur ampleur, ces mystères participent aux grands mystères de l’Antiquité,… peut-être même aux grands secrets de l’Histoire. »
Attitude troublante et ambiguë
Pourquoi les responsables politiques et Marie-Claude Morand, en tête, ont-ils ignoré l’importance d’une telle collection et attendu près de 30 ans avant de l’annoncer à l’Office fédéral de la culture, alors qu’ils avaient des preuves évidentes de sa provenance illégale dès 1979 ? Cette attente silencieuse a alimenté de nombreux fantasmes dans la population et parmi des spécialistes en verres antiques. Marie-Claude Morand avance que les pratiques en matière de déontologie étaient différentes à l’époque. Il n’y avait donc aucune obligation de la part des Musées cantonaux de signaler et de rendre les pièces au pays d’origine. C’est pourquoi la Direction des Musées cantonaux ne lance finalement qu’en 2013, soit 27 ans après son retrait de l’espace d’exposition, une procédure de « régularisation » de la collection. Elle est alors annoncée au Service spécialisé transfert international des biens culturels de l’Office fédéral de la culture.
Selon Anne Weibel, responsable communication de l’Office fédéral de la culture (OFC), « il n’y a pas en Suisse d’obligation de déclaration concernant des collections d’origine potentiellement douteuse. Le propriétaire d’une collection est libre de décider si et quand il veut prendre contact avec les autorités au sujet d’une problématique. Il ne nous appartient pas d’évaluer une collection qui ne fait pas partie des collections de la Confédération. Pour les questions en lien avec la présence éventuelle d’œuvres d’art volées dans des musées et des collections, l’OFC pose comme principe fondamental que le propriétaire d’une œuvre d’art détermine de manière transparente et rende publique la provenance de ses œuvres. »
Cependant, depuis l’entrée en vigueur de la loi fédérale sur le transfert international des biens culturels (LTBC) le 1er juin 2005, « le transfert de biens culturels n’est toutefois possible en Suisse que si la garantie est donnée que ceux-ci ne sont ni des biens volés ni des biens issus de pillages (art. 24 LTBC). »
Marie-Claude Morand s’est désintéressée de cette collection mais elle a, dans le même temps, accompagné en 1986 une jeune universitaire, Danièle Bally, dans la rédaction de son mémoire en archéologie sur la collection Guigoz mais aussi participé à l’organisation de l’exposition qui a eu lieu à la Fondation Gianadda en 1985. Son attitude est donc largement ambiguë dans cette affaire.
Dans son mémoire de licence en archéologie défendu à l’Université de Lausanne, Danièle Bally, soutient que l’origine de la collection est douteuse et que Georges Spagnoli, alors technicien en charge de cette collection à son arrivée aux musées cantonaux, avait les mêmes doutes. J’ai contacté Danièle Bally qui tombait des nues et affirmait qu’elle n’était pas au courant de la possible provenance douteuse de cette collection alors qu’elle l’a mentionné clairement dans son introduction.
Zones d’ombre
Historien de l’art de formation, j’ai visité cette collection dans les années 80 lorsqu’elle était encore exposée au musée d’archéologie. J’ai toujours été intrigué par la présence de ce legs hétéroclite dans les collections valaisannes. Après avoir rencontré deux sources qui travaillent depuis plus de 30 ans sur le sujet, je me suis décidé à enquêter. Durant les deux ans qu’ont duré mes recherches dans les collections oubliées des Musées cantonaux, la rencontre de nombreuses sources anonymes, de milliers de pages de documents compilées, j’ai été confronté à des résistances de tous les milieux concernés par cette affaire. De nombreuses sources bien informées ont refusé d’apparaître. Les rebondissements n’ont pas manqué et certaines zones d’ombre subsistent toujours. Il aura d’ailleurs fallu plusieurs mois de négociation pour obtenir l’autorisation de filmer la collection et son lieu de conservation actuel.
Jacques Cordonier a décidé de jouer la transparence et il est, selon ses termes, « très à l’aise avec cette collection ». Il est satisfait du travail effectué par les Musées cantonaux ces dernières années. Pour lui, il n’y a pas de problème et prône l’ouverture. Il désire publier l’ensemble des recherches et les photos de la collection sur le site Internet www.vallesiana.ch pour permettre aux éventuels propriétaires encore vivants de s’annoncer. Cette attitude n’était pas vraiment celle de Marie-Claude Morand. Jacques Cordonier nous a ouvert de nombreuses portes, dont celles du lieu de conservation actuel de la collection pour nous prouver sa bonne foi. C’est d’ailleurs la première fois qu’un journaliste a eu l’autorisation de visiter cette collection et de la filmer. A ma connaissance, aucun journaliste n’en a fait la demande jusqu’à aujourd’hui.
Grégoire Praz, journaliste RP.
Nous avons pu filmer la collection Guigoz dans son lieu de conservation à Sion.
Quelques références bibliographiques
Benjamin Schäfer, Die Präventive Konservierung einer archäologischen Glassammlung am Beispiel der Hohlglassammlung “Collection Guigoz” : Diplomarbeit vorgelegt dem Fachbereich 5, Gestaltung Studiengang Restaurierung/ Grabungstechnik der Fachhochschule für Technik und Wirtschaft Berlin, Berlin, 2004
Danièle Bally, Vases corinthiens, italo-corinthiens et attiques : collection Guigoz ; Lausanne : Université de Lausanne – Faculté des Lettres, 1986
Danièle Bally, Vases grecs du Musée cantonal d’Archéologie de Sion : collection Guigoz : [exposition], Fondation Pierre Gianadda, Martigny, 13 janvier – 24 février 1985 : catalogue des vases accompagnant l’exposition La Cité des Images, DIP, Service des musée cantonaux, 1985
Rencontre Valais-Tessin dans le Vieux-Pays : [collection de verres antiques d’Edouard Guigoz], in : Treize Etoiles, 32, 1982, 8, p.38-40 : ill.
Pascal Thurre, Triptyque dans le Vieux-Pays (Musée cantonal d’archéologie, Vitraux du palais du Gouvernement, Collection Guigoz), in : Treize Etoiles, 26,1976,11,p.37-39 : ill.
Georges Spagnoli, Verres et bouteilles : [musée cantonal d’archéologie : collection Edouard Guigoz], in : Treize Etoiles,26,1976,11,p.23-24 : ill.
La collection Guigoz : l’ensemble le plus important de verres antiques, F. de C., in : Construire,1975, 3, p.9 : ill.
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