Guigoz: ce nom évoque le célèbre lait pour bébé qui avait défrayé la chronique dans les années 70 en Afrique. En Valais, il sonne comme le nom d’une collection sulfureuse léguée en 1968, par testament, aux Musées cantonaux par Edouard Guigoz, un cousin éloigné du créateur du célèbre lait pour bébé.

Enquête en 3 épisodes sur l’origine illégale d’une collection d’importance européenne et la cécité volontaire des autorités valaisannes. 

La collection Guigoz est d’une importance patrimoniale européenne. Les meilleurs experts rencontrés l’affirment. Composée de près de 4000 pièces archéologiques antiques du pourtour méditerranéen, cette collection n’a cependant eu qu’une brève carrière aux cimaises des musées du Valais. Retirée en 1986 de son espace d’exposition du musée d’archéologie à l’initiative de Marie-Claude Morand, ancienne directrice des Musées cantonaux, le fonds Guigoz dort depuis plus de 35 ans et finit sa carrière dans un entrepôt industriel sédunois. Comment en est-on arrivé là et comment une collection d’une telle importance est-elle devenue invisible aux yeux du monde? Cette enquête montre que les responsables politiques et culturels avaient déjà de sérieux doutes dès l’arrivée de cette collection et qu’ils ont préféré la cécité volontaire pour s’éviter des problèmes. Mais qui était le riche donateur, Edouard Guigoz?

Le personnage Edouard Guigoz

Dans les années 1970, les plus hautes autorités politiques valaisannes chantaient les louanges de ce riche mécène soucieux de ses racines valaisannes, qui tenait à léguer sa belle collection à l’Etat du Valais. La décision fut même prise par les responsables politiques d’offrir un écrin à la hauteur de la donation Guigoz en construisant en 1976 un musée d’archéologie.

Mais peu à peu, l’enchantement laisse place à l’amertume jusqu’à jeter un malaise à la seule évocation du nom de ce riche donateur dans le Vieux-Pays. Originaire de la vallée de Bagnes, il naît au début du siècle à Saxon, où son père possédait une usine de conserves. Vers l’âge de 20 ans, il part à Chiasso et s’engage dans une fabrique de verre, les verreries Mignon SA, qu’il rachète à la mort de son patron. Il commence à s’intéresser aux verres antiques. « Par le biais de trafic avec l’Italie », selon les termes de l’archéologue Danièle Bally, auteur d’une étude de 1986 sur la collection Guigoz, il constitue petit à petit une importante collection composée également de vases, de monnaies antiques. « Il semble quasi certain que ces vases étaient livrés à Edouard Guigoz par lots arrivant d’Italie et quelques-un pouvaient provenir d’une même fouille, qui sait d’une même tombe », selon Danièle Bally. Il collectionne aussi des timbres, des livres, des flacons de parfum, des icônes et même des statuettes religieuses dont une partie sont des faux. Cet homme est apparemment sans histoire dans son canton d’adoption. Cependant, il affiche publiquement quelques prises de position dans des journaux tessinois où il s’oppose fermement aux grèves des ouvriers de l’époque et à l’amélioration de leurs conditions de travail. Selon certaines sources historiques, il aurait été engagé comme espion par le Service de renseignement de la Confédération. En effet, il semblait fréquenter de près quelques proches de Mussolini.

Mais cherchons un peu plus loin dans la mémoire familiale. J’ai rencontré les descendants d’Edouard Guigoz, qui vivent aujourd’hui à Sion. Selon ces descendants dont certains l’avaient rencontré au Tessin, Edouard Guigoz aurait légué une grande partie de sa collection à sa compagne avant sa mort. Son legs au musée ne serait qu’une infime partie de ses pièces qui se monteraient, selon certaines estimations à plus de 300 000 objets.

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Légende: Lettre au chanoine Ignace Mariétan à Edouard Guigoz

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Amitiés valaisannes

Comme tout Valaisan émigré, Edouard Guigoz garde des contacts avec quelques personnalités de son canton et entretient une correspondance suivie avec des érudits dont le chanoine Ignace Mariétan, un religieux féru de nature et d’oiseaux, de l’Abbaye de Saint-Maurice.

Dans une lettre du 11 octobre 1966 (voir photo ci-dessus), retrouvée dans les archives de la médiathèque du Valais, Edouard Guigoz décrit avec fierté sa collection de verres qu’il considère comme l’une des plus importantes du monde: « Je vous joins aussi une publication concernant ma collection de verres : environ 2000 pièces depuis 1500 avant Christ jusqu’à 3/400 après Christ.  Il s’agit certainement d’une des plus importantes du monde. » On imagine la fierté de ce bourgeois possédant une belle maison avec jardin et exhibant fièrement ses pièces lors de ses réceptions entre amis et clients.

Selon le témoignage d’une source anonyme, la plus proche collaboratrice d’Edouard Guigoz, qui est restée fidèle à l’industriel jusqu’à sa mort, l’aurait aidé activement dans la constitution de cette collection. Elle aurait servi d’intermédiaire avec les contrebandiers d’objets archéologiques qui pillaient les maisons juives et les fouilles archéologiques durant la guerre. La personne qui a réceptionné les caisses à leur arrivée en Valais, nous a confirmé, sous couvert de l’anonymat, que ces caisses en bois ne portaient aucune étiquette de provenance, ni aucun certificat d’authenticité. La source soutient qu’elles ressemblaient furieusement à de la contrebande. « Ce qui n’était d’ailleurs pas une exception à l’époque », précise la source. En effet, une recherche de 2010 sur l’ensemble des musées suisses menée par l’Office fédéral de la Culture a révélé que la provenance de moins d’un quart des œuvres d’art acquises entre 1933 et 1945 avait été clarifiée à ce jour. Selon Anne Weibel, responsable de la communication de l’OFC, « Il est de notoriété publique que l’Italie a elle aussi été victime de pillages archéologiques organisés. Aujourd’hui comme hier, ce genre de choses ne peut être totalement exclu. Cependant, s’agissant des collections et des musées de la Confédération, aucun cas en rapport avec le Tessin n’est pendant aujourd’hui ».

Une autre source va plus loin encore et soutient qu’Edouard Guigoz avait de très bonnes relations avec Mussolini et qu’il aurait pu récupérer une partie de la collection personnelle du Duce abandonnée lors de sa déroute. En effet, un entrepôt ayant appartenu à Mussolini ne se trouvait qu’à quelques centaines de mètres de la maison d’Edouard Guigoz.

Le testament

Malade et sentant venir sa fin prochaine, Edouard Guigoz se rend chez son avocat Pierfrancesco Campana à la via Motta 18 à Chiasso. Il rédige un testament le 18 octobre 1968 dans lequel il lègue l’ensemble de sa précieuse collection à l’Etat du Valais ; seule condition exprimée dans le testament : Edouard Guigoz veut voir son nom figurer sur une plaque de cuivre à l’endroit où sera entreposée sa collection.  Selon les documents de l’époque, Edouard Guigoz, témoignait d’un « très grand intérêt à ce que les Musées cantonaux créent un nouveau musée archéologique » en l’honneur de sa collection. Il décède à Chiasso, le 13 décembre 1970. Le Conseil d’Etat de l’époque, se rend in corpore au domicile d’Edouard Guigoz pour découvrir ce legs miraculeux. Les conseillers d’Etat de l’époque sont très enthousiastes. Ils veulent témoigner leur reconnaissance à leurs homologues tessinois en les invitant en Valais pour une visite officielle. Longtemps repoussée, cette visite a finalement lieu les 8 et 9 juillet 1982. On y voit, sur une photo de la presse locale de l’époque, le conseiller d’Etat Wyer lever son verre et trinquer à la gloire de cette collection.  Il remercie ce riche industriel de ne pas avoir oublié ses racines valaisannes.

Légende: Photos du Conseil d’Etat en visite à la collection Guigoz et invitation du Conseil d’Etat tessinois en Valais.

Legs empoisonné

Légende: la collection était exposée au musée d’archéologie jusqu’en 1986.

Mais cet enthousiasme est de courte durée et le legs s’avère plutôt empoisonné pour les responsables culturels valaisans. Malgré quelques doutes déjà présents, les autorités soutiennent la création d’un nouveau musée d’archéologie en 1976 et d’une salle entièrement consacrée à la collection Guigoz. Exposée dans d’immenses vitrines en verre au musée d’archéologie jusqu’en 1986, elle est néanmoins retirée de son espace d’exposition sur l’ordre de Marie-Claude Morand. Elle n’aura été visible que dix ans seulement, de 1976 à 1986.

Il faut dire que des doutes sérieux sur l’origine illégale de la collection commencent à naître 7 ans après l’arrivée des pièces en Valais. En effet, en 1979, l’Etat italien réclame à l’Etat du Valais la restitution immédiate d’une sculpture de sphinx en marbre datant du 4e siècle avant J.-C. L’Etat italien soutient que cette sculpture, appartenant à la collection Guigoz, aurait été volée vingt ans plus tôt dans une ville d’Ostie près de Rome. L’Etat du Valais s’exécute contre son gré et rend la sculpture.

Légende: Article du Confédéré qui mentionne la demande des autorités italiennes

Le Conseil d’Etat valaisan avait d’ailleurs émis un premier avis négatif, partant du principe qu’il avait acquis ces biens en toute bonne foi. Les plus hautes autorités politiques de l’époque défendent le bien fondé de leur décision. C’est Marie-Claude Morand, alors directrice des Musées cantonaux qui décide de rendre la sculpture à l’Italie. Marie-Claude Morand est le deuxième personnage pivot de cette histoire.

« Nous ne disposons actuellement d’aucune liste initiale de la donation Guigoz et nous ignorons si une telle liste a jamais été établie. L’inscription des objets de la collection dans les registres d’entrées des Musées cantonaux débute en 1972, dès l’arrivée de la collection à Sion. Les Musées cantonaux achèvent actuellement le récolement de ces données, en les comparant aux objets stockés. », lance Jacques Cordonier, ancien chef du service de la culture du canton du Valais. Il a mis, en octobre 2015, trois experts de son service sur les traces de cette collection qui présente selon lui « un risque d’origine problématique comme des fouilles non contrôlées et des exportations non autorisées ».

Il aura fallu près de 30 ans pour que les plus hautes autorités culturelles et politiques du canton décident de se pencher enfin sur l’histoire et la constitution de la donation Guigoz. Ces 3773 pièces archéologiques du pourtour méditerranéen – non inventoriées à leur arrivée et léguées en 1970 aux Musées cantonaux par Edouard Guigoz, constituent néanmoins un ensemble d’importance européenne, selon de nombreux experts des verres moulés antiques.

Article du juge Vouilloz concernant la collection Guigoz

 

Nous avons pu filmer la collection Guigoz dans son lieu de conservation à Sion.

Quelques références bibliographiques

 

Benjamin Schäfer, Die Präventive Konservierung einer archäologischen Glassammlung am Beispiel der Hohlglassammlung “Collection Guigoz” : Diplomarbeit vorgelegt dem Fachbereich 5, Gestaltung Studiengang Restaurierung/ Grabungstechnik der Fachhochschule für Technik und Wirtschaft Berlin, Berlin, 2004

 

Danièle Bally, Vases corinthiens, italo-corinthiens et attiques : collection Guigoz ; Lausanne : Université de Lausanne – Faculté des Lettres, 1986

 

Danièle Bally, Vases grecs du Musée cantonal d’Archéologie de Sion : collection Guigoz : [exposition], Fondation Pierre Gianadda, Martigny, 13 janvier – 24 février 1985 : catalogue des vases accompagnant l’exposition La Cité des Images, DIP, Service des musée cantonaux, 1985

 

Rencontre Valais-Tessin dans le Vieux-Pays : [collection de verres antiques d’Edouard Guigoz], in : Treize Etoiles, 32, 1982, 8, p.38-40 : ill.

 

Pascal Thurre, Triptyque dans le Vieux-Pays (Musée cantonal d’archéologie, Vitraux du palais du Gouvernement, Collection Guigoz), in : Treize Etoiles, 26,1976,11,p.37-39 : ill.

 

Georges Spagnoli, Verres et bouteilles : [musée cantonal d’archéologie : collection Edouard Guigoz], in : Treize Etoiles,26,1976,11,p.23-24 : ill.

 

La collection Guigoz : l’ensemble le plus important de verres antiques, F. de C., in : Construire,1975, 3, p.9 : ill.

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